Michel Savy, professeur émérite à l’Ecole d’urbanisme de Paris Est, vient de publier « Les nouveaux enjeux de la logistique » chez Odile Jacob. Une publication soutenue avec enthousiasme par TDIE.
En un peu moins de 300 pages, le président du conseil scientifique de TDIE propose un tour d’horizon des questions qui se posent aujourd’hui tant aux acteurs économiques privés qu’aux décideurs publics pour assurer l’efficacité et la modernité de systèmes complexes et interdépendants.
À l’heure du réchauffement climatique, au défi des événements géopolitiques les plus actuels, et en accordant une place particulière aux interrogations propres à la situation française comme à l’agenda de l’Union européenne, « Les nouveaux enjeux de la logistique » semblent appeler, comme jamais auparavant, des politiques publiques ambitieuses et fédératrices.
Antoine Frémont, membre du conseil scientifique de TDIE, titulaire de la chaire Transports, flux et mobilités durables du Cnam, et Pierre Van Cornewal, délégué général de TDIE, vous proposent une note de lecture.
« Mal connue, la logistique est parfois vantée comme la fée qui coordonne avec talent les multiples flux de nos sociétés modernes à qui elle assure ainsi la prospérité. Pour d’autres elle est au contraire le deus ex machina qui traite tous les phénomènes sociaux comme des quantités à stocker et faire circuler, au service du capitalisme financier le plus inhumain. » (Introduction)
La logistique se révèle être une affaire trop sérieuse pour être laissée aux mains des seuls logisticiens. A l’instar d’autres secteurs économiques, les enjeux qui la traversent renvoient à autant de débats de société qui font de la logistique un objet politique. Michel Savy conclut son ouvrage en appelant à la mise en place d’une « nouvelle démarche politique » pour répondre à l’ambition du développement durable : « une planification nouvelle doit être élaborée, associant, chacun dans leur rôle, les secteurs public et privé, comme les échelons centraux et locaux des territoires dans une action négociée combinant la loi et le contrat » (p.276).
La logistique, centrée sur la gestion des flux, s’est d’abord appliquée au domaine militaire, avant d’assurer au quotidien et à l’échelle internationale, l’approvisionnement des chaînes de production ou de consommation. La réindustrialisation de l’UE, comme son réarmement, nécessiteront des chaînes logistiques, non seulement compétitives, mais aussi résilientes et maîtrisées par des intérêts européens afin de faire face à la montée des tensions géopolitiques.
Première fonction de la logistique : mettre les produits à disposition
Michel Savy fait œuvre de pédagogie pour démontrer toute l’importance stratégique de la logistique qu’elle soit opérée en compte propre ou pour compte d’autrui. Les logistiques statique (l’entreposage) et cinétique (le transport) s’allient étroitement pour « gérer les flux de produits dans le temps et dans l’espace, ainsi que les flux d’informations qui leur sont liés et en permettent le pilotage » (p.32). Les opérations logistiques sont créatrices de valeur : elles permettent la disponibilité des produits. Ce coût de mise à disposition, ou coût de production de la logistique, s’ajoute à la valeur des biens produits. Mais elles sont tout autant un coût pour le chargeur qui cherche à en réduire le coût avec la même énergie qu’il cherche à minimiser le coût de fabrication de ses produits en sortie d’usine. La concentration de la fabrication et de l’entreposage favorise l’économie d’échelle. En revanche, elle allonge les distances de transport. En conséquence, selon le rapport entre le coût des transports et le coût de la marchandise à déplacer, à chaque filière économique sa logistique : aux produits pondéreux, lourds et à faible valeur, les distances courtes. A l’inverse, aux produits à forte valeur les avantages de la concentration qui peuvent aller jusqu’à quelques sites de production à l’échelle mondiale (circuits électroniques par exemple) et parfois les transports les plus onéreux (messagerie rapide, fret aérien). La logistique est une activité concurrentielle, son efficience entre dans les stratégies de compétitivité des entreprises mais aussi des États.
Et d’abord… les entrepôts
La deuxième partie de l’ouvrage insiste avec justesse sur l’importance prise par les fonctions d’entreposage dans ces opérations logistiques. Une fois n’est pas coutume, Michel Savy choisit de les aborder avant les fonctions de transport. Les entrepôts constituent des centres nerveux qui permettent l’ajustement pour chaque référence produit des paramètres du temps et de l’espace, ce qui explique leur automatisation et informatisation croissantes, l’intelligence artificielle renforçant encore cette tendance structurelle. Ils marquent désormais les paysages : simples établissements isolés, ou regroupés avec d’autres dans des plateformes ou parcs logistiques, qui forment un pôle ou une aire logistique lorsque ces derniers sont localisés dans un même périmètre géographique du fait des infrastructures de transport, des stratégies des entreprises, et des contraintes d’urbanisme définies par les pouvoirs publics. Le marché de l’immobilier logistique se concentre entre quelques grands promoteurs internationaux spécialisés qui louent les surfaces aux logisticiens. En France, il révèle les grandes lignes de force de l’organisation du territoire : polarisation francilienne, dorsale Lille-Le Havre-Paris-Lyon-Marseille, émergence d’un arc méditerranéen et d’un autre atlantique et diagonale du vide… La question foncière est déterminante pour l’accueil de ces entrepôts, tant en périphérie des grandes villes qu’à proximité de leur cœur avec les besoins croissants de la logistique urbaine, dopée par l’explosion du e-commerce (chapitre 14). Entre les impératifs de la logistique et les objectifs de développement durable, incarnés depuis peu par le Zéro artificialisation net (Zan) sans oublier l’acceptabilité des projets par les citoyens, quel équilibre tenir ? Ressurgit alors la question politique, les seules forces du marché ne répondant pas aux attentes des différentes parties prenantes : quelle planification foncière et logistique, du national au local et quel rôle des documents de planification Sradett et autres Scot sans oublier les 55 sites industriels clés en main annoncé par le gouvernement en avril 2024 ? Si cette question parait évidente, elle est d’autant plus cruciale que les différents aspects de la logistique peinent à susciter l’intérêt des hommes et des femmes politiques qui ont la charge d’assurer la meilleure intégration des dynamiques économiques dans les politiques publiques.
Depuis cinquante ans, un report modal vers la route, à l’inverse des objectifs des politiques publiques
La troisième partie de l’ouvrage permet de faire entrer le lecteur dans le fonctionnement et les caractéristiques de chaque mode de transport et de mettre en lumière leur domaine de pertinence. Le transport routier est le mode dominant tant il est adapté à la transformation des modes productifs depuis les années 1970. Le report modal s’est opéré des modes ferroviaire et fluvial vers la route, à l’inverse des objectifs voulus par les pouvoirs publics. La France, plus que les autres pays de l’UE, accentue cette dépendance routière qui pourrait devenir un facteur de risque avec la disparition du pavillon français sur le segment international et la pénurie croissante de chauffeurs routiers à l’échelle de l’UE. Le rail comme la voie d’eau conservent leur cœur de métier sur les produits lourds acheminés sur de longues distances. Pour autant, le développement de transports intermodaux ou combinés reste un facteur majeur de décarbonation des transports qui représentent environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre dans les pays développés sans oublier les autres nuisances du mode routier. Les exemples de l’Allemagne ou des Pays-Bas prouvent que le chemin n’est pas impossible.
La partie quatre montre qu’au-delà de la distinction entre les logistiques cinétique et statique, il faut concevoir la logistique en tant que système : un système à couches multiples qui fait intervenir une multiplicité d’acteurs mais qui pour finir se structure en un réseau où les opérateurs recherchent le meilleur équilibre entre la desserte directe et les bénéfices de l’économie d’échelles, apportée par le point nodal dans une logique industrielle. Car si elle est un service, la logistique présente toutes les caractéristiques de l’industrie, y compris dans son organisation bipolaire entre la myriade des petites entreprises, souvent cantonnées à la sous-traitance, et les grands groupes à vocation internationale. Ces derniers dominent dans la définition et la mise en œuvre des processus logistiques au Nord alors que le secteur informel reste dominant dans les pays du Sud, même si l’informel s’invite de plus en plus au Nord pour garantir la flexibilité du système au moindre coût.
Des perspectives politiques de la décarbonation de l’économie européenne…
Quelles perspectives de développement du transport de fret et de la logistique à différentes échelles temporelles alors que les chemins pour aller vers une logistique verte s’avèrent encore incertains, en particulier pour la décarbonation des modes les plus lourds comme les transports maritime et aérien ? Sans oublier l’enjeu de formation, enjeu stratégique, face aux mutations techniques et sociales qui affectent le secteur. La dernière partie ouvre sur ses perspectives éminemment politiques. Michel Savy y livre ses convictions profondes, issues de sa carrière d’économiste des transports et de spécialiste des questions de fret et logistique : les compétences des hommes et des femmes qui pensent et produisent les opérations logistiques, la décarbonation du secteur, le transfert modal et la massification des transports, et la planification de moyen-long terme seront les mots clés des stratégies logistiques des prochaines années.
… aux perspectives géopolitiques de la souveraineté européenne ?
A travers cet ouvrage très didactique, le spécialiste trouvera une synthèse claire et efficace des fondamentaux d’un secteur beaucoup plus complexe qu’il n’y parait ; les lecteurs curieux, interpellés par les leçons des confinements des années 2020 et 2021, accèderont à une mise en perspective des grands enjeux du moment, articulant toutes les échelles auxquelles la question d’une politique publique de la logistique se pose – mondiale, européenne, nationale, territoriale. Y a-t-il et faudrait-il une politique européenne de la logistique ? Les premières décennies de l’Union européenne ont été consacrées à la mise en œuvre des objectifs de garantie de la liberté de circulation des individus, des biens et marchandises, des capitaux et des services à travers le principe de la concurrence libre et non faussée. Dans ce cadre, les systèmes logistiques se sont développés à l’initiative principalement des acteurs privés, les États restant de manière plus ou moins volontaire et assumée en soutien des intérêts considérés comme « nationaux ». A ce titre, l’Union européenne n’a pas à proprement parler de politique de la logistique. Michel Savy, qui a créé et dirige l’observatoire des politiques et stratégies de transport en Europe, propose dans les dernières pages de l’ouvrage quelques réflexions sur les défis de la décarbonation de l’économie du point de vue des enjeux logistiques. Nul doute que les troubles internationaux les plus actuels pourraient inciter les États de l’Union à aller plus loin : la logistique et ses différentes dynamiques (économique, sociale, territoriale, mais aussi militaire) devraient trouver une place significative dans les défis de la souveraineté européenne à construire dans les prochaines années.
Agenda
TDIE, vous invite à un petit-déjeuner débat qui se tiendra le 8 avril prochain à La Coupole, en partenariat avec la revue TI&M.
Le débat sera animé par Antoine Frémont.
Participeront au débat :
- Denis Choumert, président de The Global Shippers’Alliance (alliance mondiale des chargeurs)
- Diana Diziain, directeur délégué de l’Afilog
- Anne-Marie Idrac, présidente de France logistique
- Michel Savy, président du Conseil scientifique de TDIE
Le formulaire d’inscription sera disponible prochainement.